Dans les coulisses du Tate
- Estelle Poirier-Vannier
- 23 oct.
- 5 min de lecture
Avant qu’un tableau ne trouve sa place sur les murs d’un musée, un long travail de réflexion collective, de recherches et de coordination s’est déjà joué dans l’ombre.
Pour en savoir plus, j’ai rencontré Sandrine Bergeron, une muséologue de Montréal, qui a su se tailler une place au sein d’une des plus prestigieuses institutions culturelles au monde.
Dans cet entretien, elle nous raconte son parcours, son rôle de coordonnatrice aux acquisitions et les processus pour acquérir de nouvelles œuvres dans la collection nationale britannique du Tate. 🎨🇬🇧

------------
Peux-tu te présenter en quelques mots et nous raconter ton parcours jusqu’à ton poste au Tate à Londres?
Je m’appelle Sandrine Bergeron et je viens de la région de Montréal. Après un baccalauréat en histoire de l’art à l’UQÀM, j’ai poursuivi à la maîtrise en muséologie. C’est dans ce cadre que j’ai eu l’opportunité de réaliser un stage au sein de l’équipe des acquisitions du Tate à Londres. J’étais intéressée à développer mes connaissances en gestion des collections, et de pouvoir le faire dans un musée que j’admirais depuis très longtemps était un rêve devenu réalité.
“Je suis tombée sous le charme de la ville pendant cette expérience : la qualité des expositions, la gentillesse des gens, la richesse culturelle accessible à tous, et l’engagement du public envers les musées m’ont convaincue de rester.”
J’ai poursuivi ma maîtrise à distance, même si je n’avais pas encore trouvé d’emploi. Après mon stage, j’ai brièvement travaillé pour Frieze, une foire d’art contemporain et moderne, puis j’ai eu l’occasion de revenir au Tate Britain pour un contrat temporaire au sein du département de commissariat. J’ai ensuite obtenu un poste permanent au Tate Modern, dans l’équipe des expositions. Après un peu plus d’un an, à la recherche d’un nouveau défi, j’ai pu rejoindre à nouveau l’équipe des acquisitions, cette fois, en tant que coordonnatrice — un moment très symbolique pour moi, un retour à mes débuts. ✨
🖼 À quoi ressemble ton travail au quotidien?
Mon rôle consistait à coordonner tout le processus d’acquisition d’une œuvre, du moment où elle est proposée jusqu’à son entrée officielle dans la collection. Cela inclut son paiement, sa réception et son annonce publique.
La collection du Tate comprend des œuvres britanniques et internationales, de 1500 à aujourd’hui, ainsi que des archives d’artistes. Nous acquérons en moyenne 500 œuvres par an, incluant les prêts à long terme.
Au quotidien, je collaborais avec plusieurs équipes: conservateurs, registraires, conservateurs spécialistes et direction.
“Mon travail était un peu le fil conducteur entre tous ces pôles”
Je devais m’assurer du bon déroulement du processus d’acquisition, que l’information circule bien, que les priorités soient claires et que les décisions se prennent efficacement — par exemple lorsqu’une œuvre doit rejoindre une exposition à venir. Je gérais aussi toute la logistique des réunions d’acquisition pour chacun des paliers de décision.
🧭 Comment choisit-on ce qui entre dans une collection nationale comme celle du Tate?
C’est un processus très réfléchi et collectif.
La collection du Tate comprend aujourd’hui près de 75 000 œuvres, dont une grande partie provient du legs de la collection de J.M.W. Turner. Chaque proposition d’acquisition repose sur une recherche curatoriale approfondie, guidée par des stratégies de collectionnement définies selon les régions du monde et les périodes historiques.
Ces stratégies s’inscrivent dans une politique de collectionnement globale, révisée tous les cinq ans.
“Nous cherchons à acquérir moins, mais plus stratégiquement.”
La politique la plus récente (2025 à 2030), à laquelle j’ai contribué, vise à:
- renforcer la représentation d’artistes racisés, LGBTQ+ et neurodivergents
-approfondir la présence d’artistes déjà représentés dans la collection
-intégrer la prise en compte de l’urgence climatique en considérant l’empreinte écologique des œuvres.
Les discussions lors des réunions d’acquisition sont passionnantes: les conservateurs peuvent présenter une sélection d’œuvres, on débat et on affine le choix.
“La sélection se fonde sur la pertinence des œuvres par rapport à nos collections existantes, leur résonance avec certains accrochages, ou encore leur capacité à introduire de nouveaux récits dans l’histoire de l’art que nous cherchons à raconter.”
Aux paliers de décision supérieurs, il est rare qu’une acquisition soit stoppée en raison d’oppositions fortes — cela témoigne de la rigueur de la recherche et du soutien du directeur des collections pour défendre les propositions.
🪶 Qui prend la décision finale? Est-ce un processus long?
Tout dépend du type d’acquisition: œuvre britannique pré-1900, britannique post-1900, internationale.
Chaque mois, des Monitoring Groups - présidés par le directeur des collections - réunissent les équipes curatoriales et la direction pour examiner les propositions d’achat, de don ou de legs (bequests, acceptance in lieu). Comme le Tate n’a pas de budget d’acquisition intégré à son fonctionnement, chaque achat implique de trouver le bon mode de financement. Plusieurs fonds sont prévus à cet effet, notamment à travers des comités de philanthropes associés à différentes régions du monde; le comité d’acquisition pour l’Asie du sud, l’Afrique, l’Amérique du nord, l’Europe, etc. Les efforts du département du mécénat et du développement, avec qui je travaillais en étroite collaboration, sont indispensables aux acquisitions.
“Le processus est rigoureux, mais aussi profondément collectif. Chaque étape est discutée, défendue et validée dans le respect du travail de recherche des conservateurs.”
Une fois l'œuvre validée au Monitoring Group, le conservateur spécialiste rédige une fiche d’acquisition, justifiant la valeur artistique et historique de l’œuvre et sa pertinence dans la collection, en rapport avec les stratégies de collectionnement du Tate.
Ces propositions sont ensuite discutées lors du Collection Group, auquel participent notamment la chargée des acquisitions, le directeur des collections, le directeur du Tate et le directeur du développement et des finances.
Si l’acquisition est validée à ce stade, elle est ensuite présentée au Collection Committee — un comité de cinq membres externes, nommés pour leur expertise dans le monde de l’art, qui peut approuver les acquisitions jusqu’à 300 000£. Finalement, la liste des œuvres est soumise sur une base trimestrielle pour évaluation au Board of Trustees qui a le pouvoir final d’approbation pour les acquisitions majeures.
Une fois l’œuvre validée, reçue et examinée, le paiement (si applicable) peut être finalisé et l’œuvre intégrée officiellement à la collection. Dans mon rôle, je suivais chacune de ces étapes - de la fiche d’acquisition à la coordination des réunions et communication entre départements.
✨ As-tu une anecdote qui illustre bien ton métier?
Oui! Certains conservateurs ont des réseaux impressionnants. Un jour, une collègue conservatrice du département “pré-1900” est entrée dans mon bureau avec une nouvelle incroyable: un collectionneur venait de retrouver, dans son grenier, une œuvre attribuée à une artiste femme, qui pourrait bien être le plus ancien autoportrait féminin jamais intégré à une collection nationale britannique! 😮
Ce genre de moment rappelle que, même dans un milieu très structuré, il reste une part de surprise, de hasard et de découverte. 💛 Vive les trésors cachés dans les greniers!
Conclusion
Merci Sandrine de nous avoir dévoilé une partie de l’arrière-scène des grands musées nationaux en Angleterre! Bon retour au Québec et bonne chance dans ton nouveau rôle à la Galerie Nicolas Robert!



Commentaires